L’EMIR ABDELKADER


 L’EMIR ABDELKADER

Première partie — De l’enfance à la reddition(1815–1847)

Par Djamal Boucherf


Il est des hommes dont la présence traverse les siècles sans qu’ils aient cherché la gloire, des hommes que les épreuves façonnent plus qu’elles ne brisent et dont la foi éclaire chaque décision comme une respiration intérieure. Leur vie n’est ni une légende embellie ni un récit de miracles mais une succession d’actes où la justice, la dignité et la compassion deviennent des repères inébranlables. L’un de ces hommes a porté sur ses épaules le destin d’un peuple en souffrance, a construit les bases d’un État naissant, a résisté à la puissance des empires, puis a continué d’enseigner la paix et la bienveillance jusque dans l’exil. Son parcours montre comment un cœur attaché à Dieu peut influencer l’histoire sans jamais s’éloigner de l’humanité et comment la grandeur véritable naît de la sincérité, de la patience et de la fidélité aux valeurs que le Coran dépose dans les cœurs des hommes droits.


L’histoire de l’Émir Abdelkader commence dans une maison où la science avait le parfum du quotidien. Il naît en 1808 au sein d’une famille connue pour son savoir et sa piété, héritière de la Qādiriyya, une voie spirituelle marquée par la discipline intérieure et l’attachement au Coran. Il grandit entre les livres, les récitations lentes des anciens et les longues discussions sur le fiqh, la grammaire et la poésie. Très tôt, on remarque en lui la vivacité d’esprit et l’appétit pour la connaissance. Il retiendra toute sa vie le verset qui rappelle que ceux qui possèdent le savoir ne sont jamais semblables à ceux qui l’ignorent car la science n’est pas un privilège social mais une responsabilité.


Dans son adolescence, son père l’initie doucement à la vie spirituelle. Il lui enseigne que la valeur d’un homme ne se mesure ni à l’épée qu’il porte ni à l’autorité qu’il exerce mais au degré de justice qu’il apporte autour de lui. Le Coran lui servira très tôt de guide intérieur, notamment les injonctions à l’équité et à la droiture. Ce climat intellectuel et moral produira chez lui un esprit calme, réfléchi, loin de la brutalité qui marquait l’époque. Il apprendra aussi que le pouvoir est un dépôt et que Dieu ordonne de rendre les dépôts à leurs ayants droit. C’est pourquoi plus tard, lorsqu’il sera porté vers la responsabilité, il l’acceptera avec crainte plutôt qu’avec orgueil.


Lorsque l’invasion française atteint l’Ouest algérien en 1830, les tribus se dispersent, les alliances vacillent et l’autorité ottomane s’effondre. Le pays se retrouve livré à l’incertitude. Mais parmi les hommes encore debout, certains comprennent que la résistance ne peut être menée que sous une autorité légitime et unifiée. Les regards se tournent vers le jeune Abdelkader, revenu d’un long voyage dans le Machrek où il a rencontré savants, soufis et notables. Il est connu pour sa maîtrise des sciences religieuses, sa sagesse précoce et la confiance qu’inspire son père.


En 1832, les chefs de tribus, affaiblis par la situation, veulent lui donner l’autorité. Il refuse d’abord car il connaît la lourdeur de la charge. Il sait que celui qui accepte le commandement doit se soumettre avant tout à Dieu et rendre des comptes pour chaque injustice commise sous son autorité. Mais les tribus insistent, conscientes qu’un homme instruit, pieux et équitable est mieux placé pour les guider que les chefs de clans dominés par les querelles. Finalement, il accepte la beyʿa lorsque son père lui ordonne de prendre cette responsabilité. Cette élection, fondée sur un consensus, s’inscrit dans la tradition de la consultation et de l’accord communautaire.


A partir de ce jour-là, il trace les premières lignes d’un État naissant. Il commence par unifier les tribus, discipline difficile que seuls les hommes profondément justes peuvent accomplir. Il rappelle sans cesse que la division affaiblit et que Dieu demande la cohésion, la consultation et l’équité. Il établit une justice rigoureuse, inspirée du Coran et des principes du fiqh malikite. La justice devient la colonne vertébrale de son autorité car sans justice, aucune armée ne se maintient et aucun peuple ne résiste.


Il impose ensuite la discipline dans l’armée. Il interdit le pillage, les représailles contre les innocents, les vengeances privées et les excès. Il sait que Dieu n’aime pas les transgresseurs, même lorsqu’ils se trouvent du côté légitime. Il rappelle aux soldats que le combat n’est autorisé que contre ceux qui attaquent et qu’il est interdit de dépasser les limites établies par Dieu. Le jihād, sous son commandement, n’est jamais un appel à la violence aveugle mais une défense organisée contre une agression étrangère. Il insiste auprès de ses hommes sur la valeur du prisonnier, qui reste un être humain, qu’il faut nourrir comme le rappelle le Livre lorsqu’il évoque ceux qui donnent à manger au captif malgré leur propre besoin.


Pendant ce temps, il fonde Tagdemt, une capitale administrative qui donne à l’Algérie l’image d’un État structuré : monnaie frappée, tribunaux organisés, marchés contrôlés, routes sécurisées. Ses décisions montrent une compréhension profonde des versets qui appellent à bâtir la société sur la justice et la droiture. Le système fiscal qu’il met en place respecte les règles religieuses, pas d’impôt arbitraire, pas d’exploitation de la population. Chaque prélèvement doit être justifié et contrôlé car le Prophète enseignait que toute injustice dans le prélèvement des biens entraîne la colère divine.


Dans les campagnes militaires, il applique une stratégie précise, basée sur la mobilité et le respect strict des règles. Jamais il n’autorise ses hommes à attaquer des villages ou des civils. Il ordonne que l’on avertisse toujours les populations en cas de déplacement de troupes, afin d’éviter les massacres. Un épisode célèbre montre cette éthique, après une victoire, ses hommes rapportent du butin. Il les réunit et leur rappelle que les biens des innocents sont sacrés. Il rend à leurs propriétaires tout ce qui a été pris injustement, démontrant ainsi que le commandement n’est pas un espace de privilège mais de responsabilité morale.


Les années passent, et malgré plusieurs traités de paix qu’il respecte scrupuleusement, l’armée française trahit ses engagements. Abdelkader refuse de répondre à la trahison par la trahison. Il cite souvent le verset qui appelle à être fidèle aux engagements, même envers ceux qui ne le sont pas. Il préfère perdre une bataille plutôt que de rompre une parole donnée. Ce respect absolu des serments étonne même ses adversaires.


La situation finit toutefois par devenir intenable. Les attaques françaises s’intensifient, les villages brûlent, les populations civiles souffrent. En 1847, après quinze années de lutte, Abdelkader comprend que poursuivre la résistance provoquerait la destruction totale des tribus qu’il a juré de protéger. Il sait que Dieu interdit la corruption sur terre et qu’il ne veut pas être la cause d’un massacre inutile. Il prend alors la décision la plus difficile de sa vie, se rendre pour sauver les siens.


Lorsqu’il se rend au duc d’Aumale, il pose une seule condition, que la France garantisse la sécurité de ses compagnons et qu’on lui permette de se rendre en Orient. La parole lui est donnée. Il sait que la situation est fragile, mais il choisit de faire confiance car son intention n’est pas la survie personnelle mais la préservation du peuple. Dans cette reddition, il se conforme au principe coranique qui demande de privilégier la sagesse lorsqu’elle protège les vies humaines.


Ce jour-là, il n’abandonne pas la lutte, il en change seulement la forme. Il laisse derrière lui le sabre pour prendre le chemin de l’épreuve, celle qui révèle la vérité d’un homme. Et c’est dans cette transition, entre la gloire des batailles et la lourdeur de l’exil à venir, que commence la deuxième moitié de sa vie, une vie où l’épée cédera sa place à la science, à la patience et à une spiritualité nourrie par l’expérience la plus dure…..A suivre (deuxième partie).

 

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